En ce moment je dis beaucoup, “je croule sous le boulot”, ce qui n’est pas tout à fait faux mais en y réfléchissant, l’expression ne me convient pas tellement. Il s’agirait plutôt d’une frénésie de travail joyeuse, remplie de mille réflexions et mille émotions aussi. Entre les ateliers, les suivis de manuscrit, les ateliers particuliers et les formations que je donne, j’ai l’impression d’être dans une discussion permanente avec vous et j’adore cette idée. Par exemple, quand je donne un atelier, il y a le moment de l’atelier, les discussions qui ont lieu pendant l’atelier, et puis il y a l’après, le temps qui vient quand on se dit "au revoir, à bientôt” et c’est comme un temps qui augmenterait, comme un temps fait des souvenirs de nos réflexions et alors les réflexions continuent, parfois on s’envoie même des messages, parfois on continue même à y réfléchir dans un atelier suivant et c’est tellement grisant, et oui, tellement joyeux. Je pense que c’est précisément ce qu’on peut appeler l’émulation collective, mais je dirais même l’ébullition collective. Une vive agitation, une effervescence, des petites bulles qui voyagent partout. Réfléchir à plusieurs, entendre des mots qui rejoignent nos réflexions ou les affinent, penser l’écriture ensemble, je crois que ça permet vraiment de créer autrement, de créer tout court mais de créer aussi hors de certaines normes, de sortir de certaines idées toutes faites sur ce qu’on appellerait “la littérature”.
J’étais un peu frustrée ces derniers-jours, car j’ai très peu écrit dans mon journal. Je me souviens m’être dit tout le mois de décembre que j’allais raconter ce troisième Noël de mon enfant, comment j’avais trouvé ça doux et dur à la fois, j’avais envie de raconter les détails, les traits de son visage, de retranscrire ses mots et puis le temps a filé, je ne l’ai pas fait et je commence déjà un peu à oublier.
Pourtant, j’ai quand même écrit, on pourrait même dire que j’ai “beaucoup” écrit, sur mon ordinateur, sur d’autres carnets, des choses qui n’ont été partagées nulle part et qui pour le moment n’ont aucune vocation à être partagées. Il y a un manuscrit qui attend d’être repris mais je n’y arrive pas, peut-être précisément parce qu’il attend et qu’on attendrait donc quelque chose de moi, je ne l’ouvre pas et en rentrant des vacances de Noël pendant lesquelles j’avais prévu de m’y attaquer, j’ai envoyé un message à une amie : “j’ai écrit mais pas pour le manuscrit, je crois que j’ai écrit juste pour moi et que ça m’a fait beaucoup de bien”.
J’ai rouvert mon journal la semaine dernière et je suis partie de cette phrase “j’ai écrit mais pas pour le manuscrit” et je vous livre cette entrée (l’infolettre me permettant ici d’ajouter quelques ressources pour prolonger ma réflexion).
_______________________________________________________
Jeudi 1er février 2024
Il y a quelques temps, j’ai écrit à Sarah que je n’avais pas rouvert mon manuscrit pour le reprendre et que ça m’avait fait beaucoup de bien. Je crois que j’ai été heureuse de constater ça. Je sais que je peux tellement m’autoflageller quand je n’arrive pas à faire quelque chose qui compte pour moi (et qu’est-ce qui compte plus que mon manuscrit et l’écriture ?)
J’ai réfléchi, qu’est-ce que je n’avais pas fait finalement ? Je n’avais pas rouvert le fichier qui me permettrait peut-être une publication puisque je l’ai écrit dans ce “but”. Oui, évidemment, je l’ai écrit aussi pour moi mais je savais que j’avais envie de l’envoyer à des maisons d’édition alors je ne peux pas dire que je n’avais pas ça en tête, tout le temps, quand je l’écrivais. Je n’aime pas mentir sur ça. Il y a des textes que j’écris avec cet espoir. J’ai longtemps dit qu’un de mes rêves, ce serait d’être publiée. Je m’y suis consacrée entièrement à ce manuscrit, j’ai énormément travaillé, je me suis levée à l’aube pour pouvoir écrire quand mon enfant dormait, et puis une fois terminé, une fois la fièvre retombée, me voilà à m’en fiche un peu. C’est ce que je me suis dit plusieurs jours, est-ce que je m’en fiche ? Est-ce que ce manuscrit pourrait éventuellement tomber dans les limbes de l’oubli ? Mais je ne crois pas que ce soit ça. En fait je crois que j’ai passé des jours entiers à créer et que ça se trouve, ça m’a suffit. Et me dire ça, ça a été un immense soulagement. J’ai crée pour créer, parce que ça m’a fait du bien, parce que ça m’a fait réfléchir, parce que j’ai eu envie d’y consacrer du temps et qu’en soi, écrire, c’est tout ce que j’aime et que le faire, ça donne du sens à ma vie. C’est peut-être grandiloquent dit comme ça mais c’est ce que je pense. J’écris pour trouver du sens, c’est un travail de recherche avant tout.
Exactement au moment où je me faisais ces réflexions, je suis tombée sur une publication de Sophie Guerrive, une autrice de bandes dessinées que j’adore. Depuis quelques temps, elle a ouvert ce qu’elle appelle le “bureau des cœurs” : des personnes peuvent envoyer des lettres à deux de ses personnages, Rose et Violette, qui répondent aux lettres. Une certaine Rebecca écrivait cette question dans sa lettre :
Serais-je forcément malheureuse si je ne réalise jamais mes rêves ?
Je mets ici une partie de la réponse de Rose et Violette.
Et là, ça a fait tilt.
Si personne ne t’entend, les diras-tu quand même tes poèmes?
Alors je me suis posée la question à moi-même, si personne ne te lisais, continuerais-tu d’écrire ? J’aimerais répondre un oui franc. Oui bien sûr je continuerai d’écrire. Mais je vais apporter une nuance. En fait, je crois que c’est précisément l’ébullition collective qui m’a fait voir l’écriture autrement. Le fait de créer en compagnie d’autres personnes, d’entendre lire des gens toute la journée, d’échanger sur les processus d’écriture, d’aimer des textes profondément, d’adorer des textes qui ne seront peut-être jamais publiés, m’a fait apprécier le fait de créer pour moi-même. De me mettre à mon petit bureau et d’écrire, sans but précis, sans un besoin de reconnaissance particulier. Comme une façon de prendre soin de moi. Mais parce que je sais aussi que je peux le partager autrement que par une publication en bonne et due forme, que je ne suis pas obligée d’écrire pour en faire un livre nécessairement. Que je peux poster un texte sur Instagram, que je peux écrire une infolettre, que je peux envoyer mon texte à quelques personnes, le faire lire à mon conjoint, et que je peux même le garder pour moi et qu’en fait, ça ne compte pas moins.
C’est en me déchargeant de ce sentiment que je devais absolument écrire pour être publiée un jour que j’ai pu apprécier combien écrire me fait du bien, combien écrire m’est nécessaire, combien j’en ai besoin au-delà de toutes les autres considérations. Quand je termine un projet que j’avais imaginé pour une publication et que la publication n’existe pas, je me dis toujours, ok je ne vais plus jamais écrire, à quoi bon? Et puis en fait, l’écriture revient, je ne peux pas m’en empêcher et je ne veux pas dire à l’écriture “va t-en, tu ne vaux rien puisque tu n’es pas dans un livre”.
Récemment j’ai lu Un chien à ma table de Claudie Hunzinger et elle dit cette phrase (que je vais retranscrire de mémoire car je n’ai l’ai malheureusement pas recopié tout de suite) “nous sommes squattés par l’écriture”, et elle développe cette idée que quoi qu’elle fasse, le langage revient, que nous écrivons parce que nous ne savons pas faire autrement. C’est exactement comme ça que je me sens. Et c’est ce que je vois quand je vois les autres écrire et que je les écoute. Le texte existe d’abord pour lui-même. Il est beau simplement parce qu’il existe, il est légitime, existant, simplement parce qu’il est dit. Et qu’il soit partagé dans un espace restreint ne lui enlève pas de sa légitimité. Nos textes ne sont pas moins importants parce qu’ils ne sont pas publiés. Je pense à tous ces manuscrits qui doivent exister dans des millions d’ordinateurs, sur des millions de pages, et qui sont peut-être des pures beautés que jamais personne ne connaîtra. Est-ce que si personne ne les connaît, alors ça retire ce qu’ils sont ? Je ne crois pas.
Alors depuis quelques temps, je fais ça. Je crée simplement pour créer. Je me nourris de toutes les réflexions que je partage et j’écris, des petits textes, qui n’existent pour le moment pour personne, que je n’essaie pas de rendre “beaux”, que j’écris parce que ça m’importe de l’écrire, parce que que je veux me souvenir, que je veux tester, essayer des choses. Et puis ils existent mais autrement, par d’autres textes que je partage, par des phrases que je dis, parce que finalement tout se rejoint, tout se recoupe, dans cette discussion permanente que j’entretiens avec les autres et avec moi-même.
Récemment, j’ai aussi relu un livre que j’adore et qui a énormément compté pour moi quand j’ai vraiment commencé à écrire, L’écriture comme un couteau, qui est un livre d’entretien entre Annie Ernaux et Frédéric-Yves Jeannet et j’y ai lu ces phrases :
Quand j’étais très jeune, il me paraissait important de définir la littérature, la beauté, etc. Parce que je croyais qu’il fallait savoir pour écrire. Puis j’ai écrit sans me poser cette question, en étant hors de cette question. (…) La littérature existe mais elle ne possède pas d’essence définissable. La “littérature” est un principe de classement, mais aussi une valeur. Par exemple, sous la rubrique “Littérature” d’un journal, qui isole donc les textes littéraires des non littéraires, on lira une critique déclarant que tel roman “n’est pas de la littérature”. D’un côté, au nom du classement, ce roman appartient à la littérature mais de l’autre, au nom de la valeur, il en est écarté. On use et abuse de ces jugements de valeur, généralement proféré sur un ton péremptoire, parce qu’il s’agit de l’exercice d’un pouvoir, celui de sacrer ou de néantiser ce que l’on aime ou l’on déteste. Mais il est assez étrange que, presque jamais, on ne dise ce qu’on entend par “littérature”, comme s’il s’agissait d’une évidence, de quelque chose allant de soi, d’universel et d’intemporel1.
C’est bien cette question de la valeur. Ce qui est publié a-t-il plus de valeur qu’un texte qui ne l’est pas ? Si mon texte n’est pas publié, est-ce que je dois le détester puisque personne ne le reconnaît ? J’essaie de plus en plus d’aller contre cette idée, dans laquelle j’ai été baignée. Si tu n’es pas publiée, alors tu n’existes pas en littérature. Mais mon écriture existe, elle habite chacun de mes pores, je me lève en ayant des idées de phrases, de poèmes, je me couche en ayant une idée de roman, je me relève parfois pour noter quelque chose. Tout ceci a déjà de la valeur puisque ça m’emporte, me transporte, puisque ça me met en mouvement, puisque ça me fait vibrer. Et puis ça a déjà de la valeur quand une personne écoute, lit, quelque chose que j’ai écrit.
Je crois que mon rêve ce n’est plus d’être publiée, je ne veux plus le dire comme ça, mon rêve c’est de continuer à vibrer par l’écriture et de continuer à vibrer en écoutant des textes, en lisant des mots, qu’ils soient dans les livres que j’achète en librairie ou ailleurs. Vibrer. Regarder le monde, essayer de le mettre en mots, retenir, archiver, m’amuser.
Peut-être qu’un jour je reprendrai ce manuscrit. Peut-être que ce ne sera pas le cas. Il y a quelques temps, j’aurais vu ça comme un échec, un immense échec. Dorénavant, je le vois aussi comme une façon de me laisser tranquille, et d’abolir les normes de ce que je pensais être la littérature. Ce manuscrit existe, c’est déjà quelque chose. Mon écriture, nos écritures, c’est déjà quelque chose.
Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau, Folio.
Mais euh... tellement merci pour cette lettre!
Merci Alice pour cette belle réflexion, très inspirante !