Ces derniers jours ont été mouvementés, à l’intérieur et à l’extérieur. J’ai tenté de noter des choses sur mon journal dans un interstice de temps très court, entre une préparation de gratin dauphinois (avec du fromage à raclette dedans et oui, c’était un pur délice) et un bain à donner à mon enfant. Ici, je vous livre cette entrée de mon journal.
le samedi 2 décembre 2023
Déjà plusieurs jours se sont écoulés depuis ma lecture sur scène à la Belle Maison à Bagnolet. J’ai été contactée il y a plusieurs mois par Anna Jouan qui m’a proposé de participer à une des cartes blanches poétiques qu’elle organise dans ce lieu1. J’ai tout de suite accepté, avec grand enthousiasme.
Depuis que j’écris de la poésie de manière régulière, il est rare que je lise mes textes à voix haute. Ce n’est pas parce que je n’en ai pas envie, bien au contraire. Je le sais depuis longtemps et l’animation des ateliers me le prouve chaque jour, j’adore lire des textes à voix haute. J’adore lire des histoires. J’adore raconter. J’adore mettre dans ma bouche les mots des autres et essayer de les retranscrire le mieux possible, de leur donner de la vie, une âme. Il m’arrive même régulièrement de lire des livres à voix haute en marchant dans mon bureau ou bien de lire les manuscrits que je reçois pour des suivis de la même manière. C’est comme si j’arrivais mieux à me concentrer, comme si les mots vivaient une deuxième fois, et comme si le fait de les dire ainsi les faisaient voyager dans mon corps. Ils prennent une autre texture, plus réelle, plus palpable.
Mais plus la date à la Belle Maison approchait, plus j’ai saisi que cette fois, c’était mes propres mots que j’allais dire. Qu’il y avait comme un filtre qui tombait. Quand on dit les mots des autres, il y a une sorte de protection à penser que ce n’est pas nous qui les avons écrits. C’est rassurant de se dire que si quelqu’un.e ne les aime pas, ou n’est pas touché.e, c’est que nous avons des sensibilités qui diffèrent et que nous ne sommes pas ému.e.s par les mêmes choses. Je crois que c’est beaucoup plus difficile à penser quand les mots que nous offrons sont ceux qui sortent directement de nos corps, de nos cerveaux, de nos cœurs.
Et puis, plus la date approchait plus je me suis sentie mal à l’aise d’avoir accepté. Peut-être une question de légitimité, qui suis-je finalement pour être là ? Mais aussi, et surtout je crois, une trouille vraiment venue des tripes et toutes les images du collège et du lycée qui se sont mises à défiler. Je me suis même sentie idiote d’avoir oublié à quel point m’exprimer devant les autres, debout, dire des mots à moi, pouvaient me provoquer un malaise réel, jusqu’à l’envie de vomir. C’est comme si le goût de la nausée revenait dans ma bouche. Je pouvais la sentir. Et j’ai alors pensé mais franchement que tu es bête, tu aurais dû dire à Anna que tu n’en étais pas capable. Que c’est physique, que ton corps ne va tout simplement pas pouvoir arriver jusqu’à cette scène, que tu ne vas peut-être même pas pouvoir tenir debout, alors lire un texte d’une quinzaine de minute? Renonce !
Je n’ai finalement pas renoncé. Et je me demande encore comment ça se fait. Comment ça se fait, finalement que j’y sois bien allée. Déjà, bien sûr, le fait de m’être engagée. Mais ce serait mentir que de ne pas avoir envisagé une excuse qui me dédouanerait. Comme au collège. Comme au lycée. Ensuite, le fait d’avoir ENVIE de lire ce texte à voix haute devant des gens, pour la plupart inconnus. Je regarde beaucoup de vidéos de poèmes lus, je suis des comptes Instagram où des femmes lisent leurs textes, je vois passer des annonces de scène ouverte, et je me rends compte que tout ce temps ça ne me passait même pas par la tête que je puisse éventuellement faire la même chose. Là, une porte était ouverte et j’ai évalué ce qui me rendrait le plus triste. Y aller et possiblement me casser la figure ou n’avoir même pas essayé ? J’ai vite trouvé la réponse. Et puis, je crois qu’il y avait une troisième chose, et pas des moindres. Le fait que dans mon métier, chaque jour ou presque, j’entends des personnes lire leurs textes à voix haute. Des personnes qui parfois n’ont pas l’habitude de le faire, qui ont peur de le faire, ou qui m’avouent n’avoir cru ne pas en être capable. Ce capable qui revient. Si j’en cherche la définition, je trouve :
Qui a toutes les qualités requises pour sa fonction, son métier.
ou encore
Qui est apte à faire quelque chose, qui est en état ou qui a la possibilité de faire quelque chose.
Je me demande, quand est-ce qu’on se considère apte, entièrement, à faire quelque chose ? Qui va évaluer si j’ai toutes les qualités requises pour aller lire un texte à voix haute sur une scène ? Et ça a fait tilt dans mon esprit. C’est exactement ce que je défends dans mes ateliers et c’est exactement la façon dont je considère l’écriture et la littérature. Personne, et surtout pas lorsqu’on est une femme, une minorité, va venir nous dire que nous sommes aptes. Je crois même que c’est plutôt le contraire qui se produit. Je crois qu’on passe beaucoup de temps à nous dire que nous ne sommes ni légitimes, ni tout à fait capables, que ce nous faisons ce n’est quand même pas tout à fait de la littérature, tout à fait de la poésie, tout à fait ce qui est attendu, tout à fait ce qui va devenir publiable, tout à fait ce qui va plaire. Et je crois qu’on pourrait passer une vie à attendre qu’on daigne nous dire que ça y est, l’on est aptes, que ça y est, la grande porte nous attend.
Et j’ai compris, au fur et à mesure que j’exerce mon métier, à quel point la légitimité viendra de nous. Et du collectif. Et de nos manières de nous réunir et d’admirer les autres. Parce que c’est bien ça qu’il se passe, dans les espaces d’écriture que nous créons, sur les scènes ouvertes, dans les discussions, dans les lieux où nous nous réunissons, nous nous portons en dehors des espaces officiels. Alors j’ai décidé de prendre cette invitation et de l’honorer. Si une personne m’invite sur scène, c’est qu’elle croit en moi et que c’est cela qui doit primer, que ça suffit largement pour me faire avancer jusqu’à ce lieu et tenir debout et faire entendre mon texte.
Je l’ai donc fait et je pense chérir ce moment toute ma vie. J’ai lu un texte sur scène à propos de ma grand-mère. Ma voix n’a pas vrillé, ma voix a dit. Peut-être que tout n’était pas parfait. Je ne sais pas. Je crois qu’au moment de la lecture, j’étais là et pas là en même temps. Un mélange de moment très concret et de voyage intérieur. Une de mes meilleures amies était là et j’ai vu ses larmes couler pendant qu’elle me regardait assise sur sa chaise à m’écouter. Une dame âgée que je ne connaissais pas était là et a mis sa main sur mon épaule à la fin de ma lecture, des larmes sur ses joues, pour me remercier et me demander de lui envoyer son texte par mail. Elle a écrit son adresse sur un papier qui annonce des cours gratuits de droit du travail pour lutter contre la précarité. Et j’ai pensé, voilà. Ce n’est pas une question d’être apte ou pas, c’est une question de soi et des autres et de poésie et de lieu, et de cette rencontre entre toutes ces choses.
Ce soir-là, à la Belle Maison, il n’y avait pas énormément de monde, mais bien assez. Ce soir-là, à la Belle Maison, tout n’était pas réuni pour que tout se passe pour le mieux et sereinement, et pourtant c’était un moment incroyable. De rencontres, de beauté, et de ce truc incroyable que c’est de se réunir alors qu’on ne se connaît pas vraiment et de percer le monde avec des mots, des chants, des instruments de musique, des voix. Je regardais tout ce qu’il se passait et je me disais, ce serait si facile que ça n’existe pas. Ce serait si facile de penser que ça n’en vaut pas la peine. Sortir de chez soi dans le froid pour aller dans un lieu à Bagnolet et faire tout ça. À quoi bon finalement ? À quoi ça sert ? En quoi c’est utile ? Mais c’est ça je crois. C’est ça la poésie, et la joie, et la lutte aussi. Faire des choses auxquelles on pourrait nous répondre, mais à quoi bon ?
Ce qu’il s’est passé ce soir-là, je ne dirais pas que c’était une vengeance, envers la petite fille et l’adolescente gênées de s’exprimer devant les autres. Ou quelque chose que je devrais réparer. Ce n’est pas nécessairement comme ça que je l’ai pensé. Je crois qu’on n’est pas toujours obligé.e.s de le penser ainsi. La petite fille et l’adolescente ont elles aussi accompli des choses dont je suis fière, qui ont compté. Ce n’est pas exactement là que ça se place. Je pense que ce qui me rassure, ce qui m’apaise, c’est de penser que la vie n’est pas figée. Que ce que nous faisons un jour ou plutôt ce que nous ne faisons pas, on continuera à ne pas le faire. Je suis assez fascinée par mon OUI pour cette soirée, mon oui qui est sorti si naturellement après avoir reçu le premier message. Assez fascinée de n’avoir pensé qu’après que ça me faisait peur. J’aime penser que ça voudrait dire que nos envies, nos rêves, nos impulsions, elles sont là, peut-être latentes, peut-être timides, mais bien là, bien dans nos tripes. Et surtout que ce n’est pas trop tard. Pas trop tard pour écrire, pas trop tard pour lire à voix haute, pas trop tard pour créer encore et encore des lieux pour nous accueillir et accueillir les autres. Pas trop tard pour le collectif, pas trop tard pour les rencontres, pas trop tard pour la joie qui pulse dans le coeur quand on fait quelque chose pour soi.
Pour finir, et m’éloignant un peu de mon journal intime, il y a quelques jours mon amoureux m’a offert ce carnet. Je l’adore parce que je crois qu’en quelques mots il dit beaucoup de choses. Et puis quand je le regarde, je ne peux m’empêcher de penser : purée, oui, qu’est-ce que c’est compliqué, mais ce qui est fou, c’est qu’on continue quand même à le faire, à essayer de le faire. Et quelle joie d’essayer ensemble. Toutes nos voix qui se rencontrent et qui osent. Et toute la vie pour le faire.
Pour en savoir plus, je vous invite à découvrir le compte Instagram dédié à ces cartes blanches poétiques (et je vous invite aussi fort à vous y rendre) : mon_ventre_est_un_volcan
J'aurai tellement aimé être là ! C'est une telle beauté les cartes blanches d'Anna 🤍