Ces derniers temps, j’ai beaucoup de mal à écrire dans mon journal intime. Et quand c’est comme ça, je le regarde toujours de loin, méfiante, culpabilisant. Sa couverture que j’aime tant, je me mets à ne plus pouvoir la voir, j’ai envie d’abandonner. J’ai même envie de considérer que je ne fais plus partie du clan de celleux qui tiennent un journal intime et qu’il est trop tard maintenant, que c’est foutu, que ça ne vaut plus la peine d’écrire dedans. Que je devrais peut-être en commencer un autre, sur de nouvelles bases. Et puis hier, je me suis un peu forcée à l’ouvrir, j’ai écrit, ça m’a fait du bien et je me suis rendu compte que ce geste accompagnait une réflexion que j’ai depuis longtemps en tête et que je n’avais pas vraiment pris le temps d’écrire. J’ai considéré même plusieurs fois que j’allais abandonner cette infolettre puisque je n’avais pas envoyé le numéro de mars alors que je m’étais promis de le faire chaque mois. Mais abandonner quoi et pourquoi ? Est-ce qu’on abandonne vraiment les choses ou est-ce qu’on ne pourrait pas les considérer comme des possibles ? Comme des pauses ? Comme des rêves ? Sans que ce mot soit grandiloquent ou galvaudé ?
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Dimanche 7 avril 2024
Il y a quelques jours, Quentin m’a emmené dans une papeterie que j’ai adoré instantanément. Je n’avais aucune idée précise de ce que je voulais acheter, mais peut-être bien un carnet. Tout en culpabilisant déjà de l’idée puisque des carnets j’en ai plein. J’ose à peine penser à ceux commencés pour de vastes projets jamais tenus et que je me mets à détester simplement parce que je n’ai pas réussi à les tenir, ces projets, et donc ces carnets. Et puis à l’entrée de la papeterie, j’ai aperçu des encres. Couleurs flamboyantes, j’avais envie de me jeter dedans et puis j’ai pensé : “mais n’importe quoi, tu vas en faire quoi” ?
Et d’un coup est revenue cette envie que j’ai depuis des mois et des mois d’essayer de tracer des mots à l’encre, d’écrire des poèmes peints. Idée que j’ai d’abord tenu longtemps dans mon esprit, qui me réchauffait même - je me disais “dès que j’aurais un peu de temps, je pourrais essayer ça” - et ça me rendait heureuse. Puis m’apercevant que je n’avais pas le temps j’ai laissé de côté l’idée. Et puis le temps passant encore plus, je me suis tout simplement dit que ce n’était pas pour moi. Qu’en fait je n’y connaissais rien, que c’était ridicule et que je n’allais quand même pas me lancer là-dedans. Constatant donc que le temps passant, mon syndrome de l’impostrice s’étend, prend toute la place et que je me mets à abandonner, tout simplement.
En rentrant à la maison, j’ai eu envie de lister les projets qui m’avaient, comme ça, réchauffés très fort et que j’ai abandonné :
à la sortie du lycée, et après douze ans de danse classique et trois ans de danse moderne, j’avais décidé de monter un spectacle de danse avec seulement des amateurices, des gens qui ne “savent” pas danser. J’avais contacté plein de personnes, pris des verres, expliqué, dessiné, dansé et plein de gens étaient enthousiastes et m’avaient dit “oui”. Un chorégraphe que je connaissais un peu (dont je vois très souvent le nom et prénom sur les affiches dans le métro maintenant) m’avait donné son soutien et avait même envie de m’assister sur le projet. Jamais il n’a vu le jour.
apprendre l’anglais. Prendre des cours du soir. Dépasser la honte que j’ai eu tant et tant de fois au lycée d’être aussi nulle. Prendre ma revanche. Je ne l’ai jamais fait.
tous ces recueils de poésie commencés. Ils sont si nombreux. Je pense même avoir perdu des carnets ou les avoir laissés chez d’autres gens que je ne reverrais jamais. Mes mots qui se baladent et moi mortifié d’imaginer que d’autres puissent les lire.
passer l’agrégation de philosophie. Inscrite en prépa agreg. Au bout de trois mois, abandon. J’avais une énorme boule dans la gorge en permanence. Une fois que j’ai annoncé à tout le monde que j’arrêtais, la boule s’en est allée.
apprendre le piano.
reprendre la danse.
marcher pendant plusieurs mois dans la nature.
apprendre à dessiner. J’avais carrément oublié que j’avais pris des cours du soir pendant plusieurs mois. Fait des dessins de nu.e.s. J’adorais ça. Et puis, un jour, je n’y suis pas retournée. J’ai du mal à me souvenir pourquoi.
ouvrir une librairie.
me former à la photo.
partir de Paris.
Je crois que je pourrais en lister d’autres mais je me rends compte d’une chose. Plus j’écris, plus je constate que ces projets, certes avortés, sont finalement des choses qui demeurent quelque part. Ce projet de danse, avec ces danseurs et danseuses amateurices, quand je l’écris, je pense instantanément aux ateliers d’écriture que j’anime. Cette volonté de permettre à d’autres de s’exprimer, de danser, d’écrire, prendre ce droit, en fait je crois que je la tiens depuis longtemps.
Abandonner l’agrégation de philosophie, je l’ai très très longtemps pensé comme un grand échec, quelque chose qui me faisait honte. J’ai même considéré que mes cinq ans d’étude avant ça ne comptaient donc plus pour rien. Maintenant, en l’écrivant, je constate que ces années de philosophie, je les retrouve souvent dans ma façon de travailler, de construire mes ateliers.
Mais surtout, ce que je constate, c’est que ce que j’ai appelé abandon pendant tant d’années, c’était peut-être bien un abandon, mais surtout une immense affirmation de ma volonté. Un renoncement mais aussi une sorte d’acharnement dans mon envie d’affirmer ce dont j’avais vraiment envie. Quand j’ai abandonné l’agrégation, quelques mois plus tard j’ai commencé à écrire vraiment, à être formée à l’animation d’ateliers et puis j’ai quitté une relation dans laquelle je ne m’étais jamais sentie bien. J’ai réussi à me le dire, à partir. Abandonner c’était partir. Enfin. Et maintenant, je lui dis un grand merci à cet abandon.
Ces derniers jours, en atelier, j’ai beaucoup entendu des participant.e.s dire qu’iels n’avaient pas écrit durant la toute petite enfance de leurs enfants, ou pendant certaines périodes, comme des grands blancs dans l’histoire, des moments de vie sans mots qui ont pourtant bien été des moments de vie. Ou des journaux intimes avec des grandes périodes de “vide”. Ou que l’écriture les quitte depuis un certain temps et qu’iels voudraient reprendre. Quand j’entends ça et que je les entends écrire et dire leurs textes, je pense toujours qu’il n’est jamais trop tard pour écrire. Jamais trop tard pour reprendre quelque chose. Et jamais trop tard pour commencer. C’est quelque chose que je ressens très fort et qui m’émeut beaucoup. De voir beaucoup d’âges dans les ateliers et de voir qu’à 35, 40, 50, 60 ans et plus, on peut se dire, “voilà maintenant je voudrais écrire et je vais le faire et ce n’est pas parce que je ne l’ai pas fait avant que ce n’était pas pour moi” ou “ce n’est pas parce que j’ai arrêté un temps que je ne peux plus le faire”.
C’est quelque chose qui m’inspire énormément parce que je sais à quel point quand je ne fais pas quelque chose que j’aurais envie de faire, ça va très vite pour moi de me dire que c’est tout simplement parce qu’il ne faut pas que je le fasse. Comme ces phrases toutes faites : “ ce n’était peut-être pas fait pour toi” ou “ça voulait dire que tu devais faire autre chose” - mais est-ce qu’il y a vraiment des choses qui ne sont pas faites pour nous ? J’ai tendance à penser que non. Peut-être qu’il y a des moments, des périodes. Peut-être qu’on a le droit de se dire que ce qu’on ne fait pas maintenant, on pourra le faire plus tard. Que nos projets abandonnés sont probablement des projets qui virevoltent autour de nous et qui nous attendent. Ou qu’ils ont été abandonnés pour ouvrir d’autres portes.
J’ai 32 ans. J’ai toujours vécu à Paris et il y a quelques temps, par un concours de plein de circonstances, je me retrouve à chercher à quitter cette ville. Jamais je n’aurais cru que ce serait le cas un jour. Je suis terrifiée. Mais aussi abasourdie et surprise tendrement par cette fille qui prend ce courage là et qui se dit qu’elle peut le faire. Que c’est encore faisable. Que rester 32 ans à Paris ne signifie pas que c’est sa ville pour toujours.
C’est ce que je constate chaque jour en atelier à travers les textes que j’entends. Les femmes, les soeurs, les adelphes qui affirment que tout ce qui nous a été toujours interdit, ce n’est plus comme ça que nous voulons le considérer. Que tout ce que nous n’avons pas eu le temps de faire, on peut prendre le droit et le temps de le faire maintenant. Qu’il n’est pas trop tard pour que nous parlions. Qu’il n’est pas trop tard pour nous approprier nos histoires. Qu’il n’est pas trop tard pour écrire. Et que l’écriture nous attendra. Que la parole nous attendra.
J’aimerais que l’on puisse faire la liste de tous nos projets abandonnés, se les partager, ne plus les considérer nécessairement comme cela mais comme des parties de nous, qui pourraient bien être réactivées, qui pourraient bien voir le jour. Et si ce n’est pas le cas, simplement une partie de notre histoire. Des morceaux qui ont fait que nous sommes ce que nous sommes aujourd’hui. Que nous pouvons raconter, regarder tendrement, choyer, oublier si on le souhaite. Mais j’ai envie, à 32 ans, de croire qu’il n’est pas trop tard pour les choses. Et de rire un peu de cette fille de 16 ans qui pensait qu’à 30 ans tout était terminé. Si elle savait comme tout ne fait que commencer.
Je voudrais lui murmurer aussi, de loin, “Tu l’as acheté cette encre, et tu y es même retournée deux jours plus tard pour en acheter deux autres”. Crois en tes rêves. Et tant pis, tant mieux, pour tes abandons futurs. Promis, ils t’apporteront mille autres choses.
J'ai 40 ans et j'amorce une carrière d'autrice. Mes amis, amies autour de moi ont à peu près toustes écrit et publié dans la vingtaine, gagné des prix des résidences de la reconnaissance du milieu. Pendant 20 ans, j'ai eu l'impression d'être un échec, paralysée par la peur d'échouer (et on sait, comme le dit Homer Simpson, que la meilleure façon de ne pas échouer est de ne pas essayer). Il m'aura fallu lire des histoires d'échec, d'abandon, de pause, de regrets (et de la thérapie) pour me lancer.
Lancez-vous.
Toutes ces choses qu'on abandonne, souvent pour moi c'est un petit crève coeur. Puis des mois ou des années plus tard, il arrive que le rêve se réalise sous une forme un peu différente, un peu décalée et on se rend compte que c'est le bon moment et qu'avant il y avait d'autres choses à réaliser pour lui permettre d'éclore. Des fois, y a des rêves qui ont besoin d'être oubliés pour se réaliser.