J’adore le format de la lettre. J’écris des lettres, souvent. Et de plus en plus, j’écris des lettres que je ne compte pas envoyer. J’écris à Marthe qui ne peut pas lire ce que je lui écris maintenant. Pendant sa toute petite enfance, je lui écrivais en me disant que j’allais tout mettre dans une boîte, et puis qu’un jour, si elle le souhaitait, elle pourrait tout lire. J’avais envie qu’elle sache, qu’elle découvre ce que je pensais pendant son enfance, j’avais envie de tout archiver, de tout raconter. Plus le temps avance, plus je réfléchis à ce que je voudrais effectivement lui léguer. Plus le temps avance, plus je me demande si elle a besoin de tout savoir. Est-ce qu’elle aimerait vraiment tout savoir ? Est-ce que j’aimerais vraiment qu’elle sache tout ? Sans dire que je lui cacherais des choses, il y a peut-être des écrits que, moi-même, je n’ai pas envie qu’elle lise et qui pourtant sont des écrits qui comptent.
Alors maintenant, j’ai deux boîtes distinctes. Une avec ce que je pense lui donner. Une avec des choses qu’il est possible que je garde pour moi.
Depuis quelques temps, je réfléchis à ce pouvoir de la lettre. J’ai écrit des lettres à des gens, parfois même j’ai lu ces lettres à d’autres gens, on m’a dit que ce serait beau de les envoyer et j’ai pensé plusieurs fois que j’étais lâche de ne pas le faire. Parce que très très souvent, ces lettres, écrites dans mon bureau, écrites en atelier, je ne les envoie pas. Par peur des sentiments que j’exposerais, par peur de gêner la personne, par peur, aussi, de modifier la relation, ou de mettre mal à l’aise une personne qui finalement n’a rien demandé. Et puis, je trouve moi-même magnifique quand des personnes qui ont rédigé des lettres dans mes propres ateliers m’écrivent pour me dire qu’elles ont été envoyées. Je suis émue et je chéris que cela puisse exister. Mais je crois que j’ai aussi envie de déclarer aux lettres qui ne le seront jamais tout mon amour. Car il y en a beaucoup.
Et puis je crois, je m’en rends compte de plus en plus, que les lettres qui ne sont pas envoyées aux destinataires le sont quand même un peu. Je m’explique. Je vois bien parfois qu’en écrivant une lettre à quelqu’un.e, je modifie légèrement quelque chose dans notre relation, ou que j’y apporte quelque chose parce que je porte attention à cette personne et à cette relation pendant un laps de temps qui est “en dehors” de la relation en elle-même. Autrement dit je porte attention à la personne sans être physiquement avec elle. Je crois que mettre des mots sur le papier, écrire à une personne, ça compte, même si celle-ci ne le sait pas, et ne s’en rendra peut-être pas compte. C’est comme une sorte de soin secret, comme des mots dits tout-bas mais dits quand même.
Je m’en rends compte considérablement avec Marthe. Puisqu’elle ne peut pas lire ce que je lui écris, et qu’elle ne peut pas le comprendre, je pourrais penser que j’écris dans le vide mais en fait, je vois bien qu’il y a un double mouvement. Cela me permet de réfléchir à la relation que j’entretiens avec elle, d’y poser des mots, dans un quotidien qui va souvent à mille à l’heure, mais aussi de m’écrire à moi-même et à travers ces lettres de réaliser certaines choses. Quand je retourne dans la vie “réelle”, cette lettre qui a été écrite, je sais qu’elle joue un rôle dans la vie qui reprend.
Récemment, j’en ai parlé plusieurs fois sur Instagram, j’ai vécu une période étrange et un peu triste car j’ai décidé ne pas faire de deuxième enfant, juste après avoir décidé que oui. J’ai écrit des lettres à cet enfant qui ne naîtra pas. J’ai décidé aussi d’écrire une lettre à Marthe à ce sujet. Et juste après l’avoir écrite, j’ai réalisé à quel point ça m’aidait à, non pas effacer cette période, mais à la laisser un peu derrière, à sa place disons, quelque chose qui existe mais qui, je le souhaite, ne mange pas trop mon esprit.
Ici, je vous livre cette lettre.
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Le mardi 13 février 2024
Marthe,
Un jour, tu me demanderas peut-être pourquoi nous ne sommes que trois dans cette maison et tu me le demanderas peut-être en agitant tes petits doigts pour me montrer le chiffre, ce sera sûrement le matin au petit déjeuner, j’ai remarqué que c’est là que tu te poses le plus de questions, comme si la nuit te guidait vers des questionnements que tu parviens à conserver jusqu’au petit matin pour nous les poser. Si tu savais comme j’aime ton visage le matin, j’ai l’impression d’y revoir le bébé que tu étais, et d’apercevoir aussi la personne que tu seras plus tard. Je te porte tout contre moi jusque dans la cuisine, tu mets tes jambes autour de ma taille “comme le bébé koala” et je ne te dis rien mais sache que c’est là que je prends ma revanche sur ce corps si endolori et si malade que j’ai eu quand tu es née et qui m’a empêché de te porter pendant des jours.
Depuis quelques jours je me demande comment je pourrais y répondre. Si la question sort de ta bouche à toi, ce ne sera pas de n’importe quelle bouche, car tu es mon enfant et je me dis toujours que je te dois la vérité, que je me dois aussi de te ménager, que je me dois de te répondre des choses que tu peux comprendre. Mais si tu savais comme en moi la question tourne et tourne et comme je prends différents chemins pour trouver la réponse.
Je pourrais te répondre que nous n’avons pas eu envie, mais ce ne serait pas vrai. Nous avons même essayé de faire un deuxième enfant et puis nous avons renoncé. Et tu sais, j’imaginais déjà les petits poignets potelés, j’imaginais déjà mon ventre rond, et mon envie cette fois de tout retenir, de tout archiver. Je me suis même mise à regretter de ne pas l’avoir fait assez pour toi alors je disais : “cette fois, on prendra plus de photos”, “cette fois, on écrira plus ce qu’on traverse”. Et je disais aussi : “cette fois, je ne me laisserais pas faire”. C’est peut-être là que tout se joue finalement. Je crois que faire un deuxième enfant, c’était une façon pour moi de me venger, de réparer un affront. Celui du silence et de la peine.
Tu vas trouver que je parle beaucoup de cette vengeance et il est possible qu’un jour je t’explique qu’il ne sert à rien de se venger, mais je crois que j’aimerais t’apprendre aussi que nos émotions, parfois, coulent dans nos corps sans qu’on puisse y faire grand chose et que nos colères ne sont pas illégitimes. Que non, ce que nous ressentons d’extrême n’est pas toujours à recouvrir, à cacher, à enfouir, qu’on a le droit de se laisser traverser. De pleurer, de crier. Oui, je suis en colère. Moins qu’avant, je l’apprivoise, je sais quoi en faire (par exemple, j’écris) mais je te le raconterai aussi, quand j’ai été malade on ne m’a pas écoutée et alors j’ai cru que je ne connaîtrais pas ma vie avec toi. Que ces petites jambes autour de ma taille, je ne saurais jamais ce que ça fait. Faire un deuxième enfant, c’était peut-être, cette fois, être un corps enceint et faire entendre ma voix, que les deux ne soient pas incompatibles. Oui, je voulais un dédommagement. Mais j’ai réalisé plus tard que dédommagement ne pouvait pas être le nom pour un enfant.
Quand notre décision a été prise, ton père et moi étions joyeux, nous ne cessions de sourire, oui nous allions faire un deuxième bébé et j’aimerais te dire aussi cette joie parce que qu’elle était forte et vibrante et qu’elle a existé. J’aimerais te dire ce restaurant italien si cher à nos cœurs et les fleurs séchées qui nous regardaient et nos bouches qui scandaient que la décision était prise, qu’après tant de discussions, nous nous lancions comme nous nous étions lancé.e.s pour toi, dans un vide très plein, sauf que maintenant nous avions un enfant et qu’au fond de moi se tapissait la peur. J’aimerais te dire son regard à ton père, c’est un regard que je ne reverrais peut-être plus, car nous ne ferons pas de deuxième enfant. J’aimerais te dire mon envie de sautiller dans la rue, je crois que je l’ai un peu fait, et comment nous sommes rentré.e.s main dans la main, avec ce trésor secret dans nos corps et nos têtes.
J’aimerais te dire comme nous avions son prénom sur le bout de la langue. Comme nous aimions déjà le dire, comme ça commençait à être vivant. Pas réel, mais vivant.
Quelques temps après, d’un coup comme ça en une après-midi, j’ai attrapé un gros rhume, tu rentrais de l’école, j’étais incapable de bouger, je me suis allongée dans la chambre au fond, j’ai éteint la lumière et je me suis revue enceinte de toi, malade encore et toujours mais cette fois parce que je souffre d’hyperémèse gravidique et que je vomis mes tripes quand je suis enceinte. Je fais une généralité car je l’ai été avant toi, le bébé n’existe pas, ça aussi je t’en parlerai mais plus tard. Il faut m’imaginer tête dans la cuvette, au moins six fois par jour, pensant que peut-être je crache mon bébé parce que, parfois, c’est ce qu’on dit encore aux femmes. J’étais comme la sorcière dans Peau d’Âne qui crache des crapauds. Et je me détestais.
Cette après-midi là, j’écoutais tes sons, tes rires et tes pleurs dans la pièce d’à côté et je crois que j’ai arrêté de faire ce que j’ai fait quand tu es née, à savoir sortir de mon corps et oublier. Cette après-midi là, j’ai réalisé à quel point j’avais eu peur, à quel point je me suis divisée en deux à ta venue au monde, ta mère qui devait survivre, et moi, quelque part, perdue dans un monde qui avait l’odeur du souffre et des choses qui ne reviennent jamais. Quand tu es née, je me suis vue morte parce que mon pancréas aurait pu se nécroser, à force de ne pas m’entendre, c’est tout mon corps qui s’est tordu, j’étais comme un chien par terre et il a bien fallu faire quelque chose. Ce ne sont pas de jolis mots mais promis, je les utilise quand il le faut et seulement quand il le faut, et là il le faut. Il m’a fallu du temps pour revenir de ce monde-là. Pas réel, mais vibrant de mort. Il m’a fallu peut-être bien trois ans. Il m’a peut-être bien fallu ce désir de deuxième enfant pour me rendre compte. Pour réaliser. Pour me rejoindre enfin.
J’ai dit que j’avais trop peur, que je ne voulais pas revivre ça, que mon corps n’en était pas capable. J’ai pensé pendant de longues journées que c’était injuste, que mon corps était défaillant, et que sans ce corps qui ne sait pas ne pas vomir et tomber malade, alors j’aurais fait ce deuxième enfant. Au moment de t’écrire cette lettre, je ne suis plus bien sûre. Je crois que j’ai réalisé aussi que la vengeance ne devait pas passer par là mais bien par mon refus de mettre mon corps à nouveau devant cette épreuve. Que choisir mon corps, sans le sacrifier pour mettre une vie au monde, c’était alors reprendre un droit. Si on m’avait donné la garantie que mon corps pouvait survivre à cette deuxième grossesse, j’aime maintenant penser que j’aurais quand même dit tant mieux mais tant pis, vous lui avez fait trop de mal, dorénavant je le chéris autrement que par une grossesse.
Tu sais Marthe, on s’arrange souvent avec nos vérités, mais nos vérités peuvent être si changeantes, et si ça fait du bien, alors on a aussi ce droit de réécrire l’histoire, quand elle est la nôtre.
Est-ce que je te raconterais toute la genèse de cette décision qui n’en est pas vraiment une ? Est-ce que je me présenterais à toi comme une mère qui n’a jamais voulu d’autre enfant que toi ? Est-ce que te donner une certaine version de l’histoire ce sera te mentir ? Me mentir ? Est-ce que te dire la vérité te ferait de la peine, pas de peine ? Que préfères-tu ? Je ne peux pas le savoir mon enfant et le jour venu, alors je sonderais peut-être la façon dont le soleil se lève, je sonderais peut-être les traits sur ton visage, et je choisirais une des versions, sans m’interdire de t’en donner une autre plus tard, car nos histoires sont faites de retours, de corrections et de nuances.
Ce que je voudrais te dire, à coup sûr, ce que tu voudrais que tu saches, c’est que la vie que je choisis en ne faisant pas de deuxième enfant, le choix que j’ai fait car c’en est tout de même un, est un choix que je considère comme lumineux. Il y a eu le temps de la tristesse, des nuits à m’allonger en ayant la sensation de perdre quelque chose, et puis les jours ont continué d’avancer et tu as commencé, toi, à te lever toute seule de ton petit lit de grande et à venir me voir quand je dors encore pour me demander “maman ?” et alors il n’y a rien de perdu là-dedans mais tant de gain qui ne se matérialise pas dans mes mains, pas dans un autre corps, mais dans les particules invisibles qui dansent autour de nous et qui nous suivront où qu’on aille. Je souris Marthe, tout le temps, parce que tu habites ma vie et que je ne veux pas que tu penses qu’il me manque quelque chose. Il ne me manque rien. Il y aurait pu avoir deux enfants, il y aura toi et toi, c’est déjà tout.
Tu sais, je crois que les vies que nous vivons font des récits, j’essaie d’ailleurs de le dire tous les jours, faisons de nos vies des récits. J’espère que tu sauras vite à quel point la tienne compte et à quel point la raconter n’est pas un aveu de faiblesse ou d’une sensibilité trop exacerbée. Mais je crois que tu sais déjà, je le vois quand tu rentres de l’école et que tu nous contes ce que tu fais quand nous ne sommes pas là. Et quand les femmes qui ont plusieurs enfants me racontent leurs histoires, alors j’écoute et je souris aussi. Ce n’est pas l’histoire de ma perte qu’elles racontent, c’est leur histoire et j’apprends. Quand les femmes qui n’ont pas eu d’enfants me racontent, alors j’écoute aussi, et nous sommes ensemble quelque part. Les histoires servent à ça. Nous ne sommes pas les mêmes mais nous pouvons nous atteindre.
Je crois aussi que les vies que nous ne vivons pas peuvent faire récit. Cet enfant que je ne fais pas apporte quelque chose à ma vie quand même. Tu vois, j’écris. Je l’écris. Pas une existence réelle mais une existence quand même. Promis, je ne le laisse pas prendre trop de place. Il faut faire attention à la fiction, pas dans les livres, dans la vie. C’est peut-être bien pour ça qu’aujourd’hui je t’écris à toi, Marthe, ma fille, dont je fais danser le nom sur ma langue et pas à lui, cet enfant. Parce que toi tu es bel et bien là et que tous les mots je vais les faire claquer sur ma langue pour toi. Notre vie sera belle mon enfant, notre vie sera belle comme elle est.
Je ne sais pas si je te ferais lire un jour cette lettre. Je suis heureuse qu’elle existe quelque part. J’espère que tu ne m’en voudras pas ni de te la faire lire, ni de ne pas te la faire lire. J’espère que tu ne m’en voudras pas de ne pas avoir eu de frère ou de sœur, car oui c’est une crainte, et même si je sais qu’elle n’est pas très rationnelle, elle existe. Tu vois, j’espère beaucoup de choses mais la principale c’est que ta vie soit un récit grandiose, quels que soient les choix que tu fais.
Je t’aime.
Ta maman.
Amoure fort c'est si intense les lettres 🖤
❤️❤️❤️